ARDIHES : Le massif ardennais face aux changements climatiques : modélisation mathématique d'un système socio-écologique pour la description des interactions hommes-environnement-société
L'objectif de ce projet interdisciplinaire est de modéliser les interactions entre les dynamiques socio-économiques et politiques, les populations et l'environnement du massif transfrontalier de l’Ardenne dans le but de comprendre dans des cas simplifiés l'équilibre du système socio-écologique considéré et sa sensibilité aux diverses perturbations environnementales telles que les variations climatiques. Afin de simplifier la mise en place des modèles, nous avons décidé de réduire dans un premier temps notre système à sa composante principale à savoir un socio-écosystème forestier. Partant d’un système dynamique incluant un grand nombre de paramètres, dont la plupart permettent de s’inscrire dans le cadre théorique des systèmes socio-écologiques proposé par le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom en 2007, et on cherche à mettre en œuvre des méthodes numériques dans le but de décrire l'évolution en temps et en espace de l'état du système. Il s'agit aussi de comprendre statistiquement quels facteurs sont déterminants pour assurer que le système pourra s'adapter vers un nouvel équilibre lorsqu'il est contraint à connaître de nouvelles conditions environnementales. Cette étude se situe au carrefour entre l'écologie, les sciences de la durabilité, l'économie, la modélisation mathématique et la simulation numérique.
Problématique générale
A l'heure où l'on discute en France des contours des régions administratives, il existe des "régions", des zones de cohérences naturelles ou économiques, souvent transfrontalières, qui ne sont aujourd'hui pas étudiées comme telles. C'est le cas de l'Ardenne. Cette région peut pourtant s'identifier à un système socio-écologique cohérent, système dans lequel il existe des interactions fortes entre les dynamiques environnementales et les dynamiques socio-économiques. Pour comprendre l'impact des changements climatiques à venir comme l'augmentation des températures de plusieurs degrés ou la modification importante du régime des précipitations (Allen et al. 2010 ; Bréda et Peiffer, 2014 ; Golobic, 2006 ; Terlinden, 2011 ; GIEC, 2014 ; Jacob et al. 2013) et leurs conséquences sur ce système, il est nécessaire d'analyser sa dynamique d'un point de vue spatio-temporel et de l'étudier selon plusieurs spectres : en termes d'économie, de conditions de vie, de biodiversité ou encore d'habitabilité et d'exploitation des territoires. Les impacts de ces changements sur les populations concernent en outre aussi bien la répartition des territoires habités ou habitables que la vulnérabilité des activités humaines sur le territoire en question. La dynamique de ces systèmes complexes demande une approche pluridisciplinaire pour être appréhendée et comprise au mieux. Les approches existantes reposent surtout sur l’analyse des dynamiques biogéophysiques en négligeant souvent la dimension sociale (Redman et al., 2004 ; Folk, 2007 ; Liu, et al. 2007) ce qui est une lacune importante dans les études d’impact. La combinaison d'approches empruntées à l'écologie des populations humaines, à la modélisation mathématique, à l'aménagement du territoire et aux sciences de la durabilité est donc nécessaire pour analyser la vulnérabilité de ce système face aux changements climatiques, son niveau de résilience et sa capacité d'adaptation. Cette étude se justifie pleinement dans le cas de l'Ardenne du fait de l'extrême sensibilité de cet écosystème (notamment du couvert végétal) vis-à-vis des changements environnementaux et de l'importance du secteur agro-sylvicole dans cette zone. Elle est essentielle pour faire face aux enjeux économiques et écologiques majeurs que va devoir relever ce territoire dans les années à venir.
Objectifs de l'étude
L'utilisation de la modélisation mathématique en sciences humaines tend à prendre un essor considérable depuis quelques années et les outils qu'elle propose sont de plus en plus adaptables aux problématiques relatives à l'étude des sociétés humaines et à leur complexité (Carpenter and Brock, 2004; Schulter et al., 2014). Nous souhaiterions donc aborder la question de l'impact écologique et économique des changements climatiques dans la zone ardennaise via ce spectre méthodologique novateur. Même si un modèle n'offre qu'une vision partielle et simplifiée de la réalité, c'est un outil puissant et très polyvalent permettant d'étudier avec une réelle efficacité les systèmes complexes, tant au niveau qualitatif que quantitatif. L'utilisation de ce type de méthodologie demande au préalable la mise en place d'un cadre et d'outils bien adaptés et c’est l’objectif principal de ce projet préliminaire.
Pour mettre en œuvre ce type de méthodologie et créer un outil d'analyse pertinent, il est fondamental de réfléchir au modèle à la lumière d'une problématique claire et d'une définition précise du système à étudier.
Compte tenu de la problématique envisagée, un des objectifs de ce travail est de réussir à s’appuyer sur une des approches les plus prometteuses proposées ces dernières années, le cadre général pour l’analyse de la durabilité des systèmes socio-écologiques (SSE) développé par Elinor Ostrom, Prix Nobel d’économie en 2009, qui intègre non seulement les interactions des éléments biogéophysiques, tels que les unités et les systèmes de ressources et les écosystèmes, mais aussi des facteurs sociaux, tels que les usagers et les systèmes de gouvernance et le contexte social, économique et politique, pour en analyser les résultats en termes d’impact (Ostrom, 2007, 2009 ; Glaser et Glaeser, 2013) et de l’adapter à la modélisation mathématique et au cas des Ardennes.
Pour ce faire, nous avons pour objectif de redéfinir et d’adapter les quatre grandes catégories de facteurs relatifs aux systèmes de type socio-écologique : les systèmes de ressources, les unités de ressources, les systèmes de gouvernance et les utilisateurs. Chacun d'eux sera représenté par un certain nombre de paramètres pour lesquelles il conviendra d'obtenir des valeurs géolocalisées et datées, utilisables par la suite par toutes personnes dont les recherches porteraient sur le système socio-écologique ardennais. Si nous souhaitons à terme étudier les différents éléments d’occupation du territoire (forestier, pastoral, agricole, bâti, et relatif à l’eau douce), nous commencerons par étudier le système socio-écologique ardennais via le spectre forestier, la forêt recouvrant 69% du territoire de l’Ardenne. En réalisant un recensement rigoureux des paramètres disponibles dans la littérature et sur le terrain, nous pourrons nous orienter vers un type de représentation des données (déterministe ou stochastique en fonction des paramètres) et un type de modèle plutôt qu'un autre (modèle macroscopique ou modèle multi-agents par exemple). En affinant les questionnements initiaux à la lumière des données disponibles nous pourrons alors préciser ce qu’il est possible d'analyser sans risquer de se perdre en complexité ou en approximations.
Un deuxième objectif, toujours méthodologique, est de créer un modèle mathématique permettant de décrire l'évolution dans le temps et l'espace des données précédemment définies. Dans un premier temps, il consistera en un système dynamique de plusieurs équations différentielles couplées et par la suite en un système d'équations aux dérivées partielles intégrant la dépendance spatiale des grandeurs considérées. Devant la complexité du modèle envisagé du fait de la présence de nombreux termes d'interaction non linéaires, il est impossible d'en obtenir des solutions analytiques. Il faudra donc recourir à l'outil numérique afin de pouvoir calculer des approximations raisonnables à l'aide d'algorithmes de résolution classiques fréquemment utilisés dans la littérature, approximations qu'il conviendra de valider sur des cas-tests simples. Lorsque cet outil sera opérationnel, des simulations réalistes permettront de faire ressortir les paramètres et les variables (telles que la densité d'espèces cibles, ou le rendement économique des parcelles) qu'il est possible d'utiliser dans le modèle et ainsi proposer un ou plusieurs systèmes d'équations réduites représentatifs de notre système complexe. Pour parfaire ce deuxième objectif, il sera fondamental de définir un processus de validation du modèle créé car l’un ne va pas sans l’autre. En effet, il nous faudra nous assurer que celui-ci est bien apte à représenter le système que l'on souhaite étudier. Un protocole statistique devra être mis en place pour déceler et corriger les incohérences du modèle et le rendre opérationnel pour les études appliquées que nous souhaitons mettre en place dans un second temps. Ces études nécessiteront également la formalisation d'un algorithme de type algorithme d'estimation pour étudier et confronter par exemple différents modes de gestion du territoire.
Etapes du travail
- Dans un premier temps, il est nécessaire de recueillir des données de terrain et des données de la littérature, le recensement des paramètres utilisables et de définir les variables pertinentes et représentatives du système.
- Par la suite, il s'agit de formuler mathématiquement le modèle, en prenant en compte les effets d'interaction entre les différentes grandeurs étudiées. On peut tout d'abord s'intéresser à un modèle simple écrit sous forme d'un système dynamique spatialement homogène (donc indépendant de la géographie du site) de la forme U'(t)=F(U(t)), où U(t) est le vecteur contenant toutes les grandeurs à calculer à l'instant t, partant d'un état initial U(0) donné. On peut aussi inclure dans un second temps les effets de migration et de déplacement des espèces étudiées. Pour ceci, on ajoute des termes de diffusion du type ΔU (auquel cas l'inconnue U dépend aussi de la variable spatiale x et il s'agit de résoudre un système d'équations aux dérivées partielles).
- Dans un troisième temps, il conviendra d'écrire un programme de résolution approchée des modèles précédemment écrits à l'aide du logiciel Matlab dans le but de pouvoir effectuer des simulations. Ceci passe évidemment par l'utilisation de schémas numériques bien adaptés pour disposer de solutions approchées raisonnables, c'est-à-dire reproduisant de façon aussi fidèle que possible les grandeurs étudiées. La validation de ce code sera effectuée sur des cas-tests simples pour lesquels des solutions analytiques sont connues.
- Enfin, on vérifiera l'adéquation de ce modèle avec la problématique générale de l'étude grâce à des tests de sensibilité et des analyses en composantes principales (ACP). Le modèle sera créé en amont et le code de calcul se basera sur des données réelles récoltées sur le terrain.
Résultats attendus
Les deux objectifs d’ordre méthodologique de ce projet concourent à la mise en place d’un outil pertinent et adapté permettant, dans le prolongement de cette première phase technique et théorique, d’analyser l’impact des changements climatiques sur le territoire ardennais et en tenant compte de ses spécificités et de la «transfrontaliérité» en particulier. Trois concepts seront observés et évalués à travers nos modèles, le niveau de ressources, la valeur des services écosystémiques et le maintien de la biodiversité. Cela nous permettra de répondre à différentes questions, notamment définir les interactions et les actions permettant d’obtenir une stabilité des systèmes de ressources, une amélioration des services écosystémiques et une préservation de la biodiversité, donc la durabilité du système. Cela permettra également à plus long terme de valider rigoureusement certaines hypothèses considérées comme raisonnables comme par exemple l'importance des zones naturelles transfrontalières considérées comme des biens communs.